La témérité des êtres humains m’a souvent étonné.

Par comparaison avec les autres espèces raisonnables et non maléfiques, j’entends, car cela n’aurait guère de sens de vouloir mesurer les humains à l’aune des elfes noirs, gobelins ou autres créatures aux instincts vicieux, purement égoïstes ! Certes, Menzoberranzan n’est pas un endroit sûr où vivre ; la plupart des drows périssent avant leur temps, mais ceci, me semble-t-il, résulte davantage de l’ambition ou du fanatisme religieux – sans parler d’un orgueil aberrant. Les elfes noirs, toujours très sûrs d’eux, ont du mal à s’imaginer leur mort, ou bien, quand ils perçoivent les dangers de leurs entreprises, ils se racontent que tomber au service délirant de Lolth ne peut que leur valoir gloire éternelle, séjour paradisiaque auprès de la Reine Araignée.

On peut dire la même chose des gobelins et assimilés, tous êtres qui, pour telle ou telle raison malavisée, se précipitent souvent à la rencontre de leur fin.

Beaucoup d’espèces, les humains inclus, se prévalent d’ailleurs de leur ferveur religieuse pour accomplir des actions risquées – voire entrer en guerre –, et on n’a pas tort non plus de dire que mourir pour une noble cause peut constituer une fin des plus honorables.

Mais, en dehors du fanatisme et des divers motifs poussant au combat, il n’en demeure pas moins que les humains sont souvent les plus téméraires des êtres raisonnables portés au bien. J’en ai vu beaucoup à qui leurs moyens d’existence permettaient de s’offrir des vacances à Dix-Cités, séjours consacrés à naviguer sur les eaux glacées, mortelles, de Maer Dualdon, ou à risquer l’ascension du Cairn de Kelvin ! Ils mettaient leur vie en jeu pour un exploit somme toute futile.

Je m’émerveille de leur détermination, d’une telle confiance en leurs capacités.

Je soupçonne cette désinvolture devant le danger de provenir en partie de la courte espérance de vie des humains. Car un homme d’une quarantaine d’années a peut-être deux décennies encore à perdre, ou quatre – six dans certains cas exceptionnels –, tandis qu’un elfe du même âge risquerait des siècles de sa vie ! S’ensuit une hâte, une urgence chez cette espèce, que les elfes et les nains ont le plus grand mal à comprendre.

S’ensuit également un goût pour la vie à côté de quoi elfes et nains passent souvent sans le connaître… Je peux les lire chaque jour sur le beau visage de Catti-Brie, cet amour de la vie, ce sentiment d’urgence, ce besoin de remplir les heures et les jours d’expériences et de joie. Paradoxalement, je les ai perçus encore plus intenses quand nous croyions Wulfgar mort ; lorsque j’en ai parlé à Catti-Brie, j’ai compris que cette soif de tout connaître, de tout expérimenter, fût-ce en courant de grands risques, se fait souvent jour chez les êtres humains qui ont perdu un être cher : ce rappel de leur propre mortalité semble accroître leur besoin de vivre le plus intensément possible pendant le temps qu’il leur reste.

Quelle manière merveilleuse de voir le monde ! Triste aussi, pourrait-on dire, car sortir des sentiers battus demande souvent de grands efforts…

Que dois-je choisir, alors, moi qui puis connaître sept siècles d’existence, huit peut-être ? Vais-je m’engager sur le chemin plus doux de la contemplation, d’une existence sédentaire, si souvent adopté par les elfes de Toril ? Vais-je danser sous les étoiles chaque nuit, passer mes jours en rêveries, me contempler moi-même pour mieux comprendre le monde qui m’entoure ? Ces modes de vie n’ont rien de honteux, et je ne renoncerai jamais au plaisir de savourer le ciel nocturne. Mais je sais que j’attends davantage de l’existence, j’ai besoin moi aussi d’aventure, d’expériences nouvelles. En cela, je prends exemple sur Catti-Brie et les humains en général. À chaque nouvelle aube superbe je me rappelle que ma route est plus riche.

Moins les heures sont perdues, plus remplie est la vie, et une existence de quelques décennies en devient plus longue, d’un certain point de vue, que d’autres de plusieurs siècles ! Sinon, comment expliquer les exploits guerriers d’un Artémis Entreri, capable de vaincre nombre de drows vétérans comptant dix fois son âge ? Comment comprendre autrement que les meilleurs sorciers du monde ne se rencontrent pas chez les elfes mais chez les humains, qui ont si peu de temps pour saisir toutes les complexités du tissage de magie ?

Je ne bénirai jamais assez ma chance d’avoir gagné la surface où j’ai pu trouver une compagne telle que Catti-Brie. Là, je crois, se trouve le but de ma vie ou, mieux, ce qui lui donne pleinement son sens. Qu’est-ce qui m’attend si je parviens à concilier la durée de vie que m’accorde ma nature avec l’intensité que sait éprouver l’humanité ? Je raterais bien des joies en suivant la voie plus patiente, plus calme, la voie méandreuse bornée de pancartes me rappelant en permanence tout ce que j’ai à perdre, celle qui évite pics et vallées, traverse les plaines, renonce aux hauteurs par crainte des fossés !

Les elfes évitent souvent de nouer des relations intimes avec les humains, se refusent à l’amour, parce qu’ils se soumettent à la logique qui leur dit qu’un tel lien, à l’échelle elfique, ne peut durer.

Mais cette philosophie mène forcément à la médiocrité !

Il ne faut pas oublier que, si une aube ne dure que quelques minutes, sa beauté peut brûler à jamais dans nos cœurs.

Drizzt Do’Urden